samedi 9 mai 2015

L'art d'être juste

Martha C. Nussbaum



Le sujet

Bien raisonner, pour un citoyen, un juge ou un homme politique, suppose non seulement des capacités argumentatives et logiques, mais également des capacités d'imagination développées et maîtrisées. Plaidoyer pour une conception de la rationalité non pas impartiale et désincarnée, mais au contraire fondée sur une appréciation sensible des situations humaines particulières, ce livre défend donc une conception de la raison qui fait pleinement droit aux émotions et à l'imagination.

Mon avis

J'ai aimé... beaucoup

J'ai acheté ce livre sur les conseils de Thibault de Saint Maurice dans l'émission Pop Fiction du 28 mars 2015 sur France Inter.
Ce livre est passionnant, présente un point de vue à mon sens très pertinent sur l'intérêt de la littérature pour les juges. L'idée est de démontrer que la littérature permet de développer l'empathie de ces juges qui seront amener à juger les méfaits d'une partie de la population qu'ils ne connaissent aucunement et pour laquelle ils ne pourront qu'imaginer la vie ; la littérature étant le parfait moyen pour eux de comprendre leurs possibles décisions et choix de vie.
Ce petit essai est merveilleux et en rajoute une couche, s'il en était besoin, sur les bienfaits et l'importance de la littérature dans notre société, car le développement de notre empathie vis-à-vis des personnes desquelles tout nous oppose (origine, couleur, pays, société, niveau de vie, etc.) y est absolument fondamental.

Un article et deux podcasts intéressants sur ce livre...

  • http://www.liberation.fr/livres/2015/02/04/des-romans-dans-la-balance-de-la-justice_1195688
  • http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-et-la-revue-du-jour-l%E2%80%99art-d%E2%80%99etre-juste-revue-critique-2015-02-09 
  • http://www.franceinter.fr/emission-pop-fiction-episode-31-la-selection-de-mars-polars-series-tv-bd-films-de-genre
 

Quelques extraits

Page 35
La bonne littérature est dérangeante d'une manière qui caractérise rarement les écrits d'histoire et de science sociale. Parce qu'elle provoque des émotions puissantes, elle déconcerte et questionne. Elle inspire de la méfiance face aux piétés conventionnelles et provoque une confrontation souvent pénible avec nos propres pensées et intentions. On peut entendre beaucoup de choses sur les personnes de sa propre société et tenir ce savoir à distance. Les oeuvres littéraires qui invitent à s'identifier et à réagir émotionnellement pénètrent ces stratagèmes autoprotecteurs : elles nous demandent d'observer et de réagir à de nombreuses choses qui peuvent être difficiles à affronter, et elles rendent ce processus agréable en nous donnant du plaisir dans l'acte même de la confrontation.

Page 37
Le roman est concret dans une mesure inégalée par les autres genres narratifs. On pourrait dire qu'il prend pour objet l'interaction entre les aspirations humaines générales et des formes particulières de vie sociale qui favorisent ou empêchent ces aspirations, les modelant considérablement au cours du processus. Les romans nous présentent des formes persistantes de besoin et de désir humains, réalisées dans des situations sociales particulières. Le plus souvent, ces situations diffèrent largement de celles du lecteur. Les romans, conscients de cela, construisent en général un lecteur implicite, à qui ils s'adressent, qui partage avec les personnages certaines espérances, peurs et préoccupations humaines générales, et qui, pour cette raison, est capable de tisser des liens d'identification et de sympathie avec eux, mais qui est aussi situé ailleurs et doit être informé de la situation concrète des personnages.
De cette manière, la structure même de l'interaction entre le texte et le lecteur imaginé invite le lecteur à voir comment les circonstances influencent la réalisation de ces espoirs et désirs partagés et, de fait, leur structure même.

Page 83
Ce roman nous raconte une histoire. Ce faisant, il implique ses lecteurs avec les personnages : il les pousse à s'intéresser à leurs projets, à leurs espoirs et à leurs craintes, à participer à leurs efforts pour dissiper les mystères et les perplexités de leur vie.
La participation du lecteur est explicite à de nombreux endroits dans le récit. Les lecteurs comprennent que cette histoire est en un certain sens la leur : elle montre des possibilités pour la vie et le choix humain qui sont à certains égards les leurs, même si les circonstances concrètes sont peut être différentes. Ainsi on invite leurs efforts d'interprétation et d'évaluation à être à la fois affectueux et critique. Le texte indique qu'il en va de leur responsabilité que le monde soit ou non semblable au monde du roman, ce sont des gens qui, dans leur vie, doivent adopter une certaine relation émotionnelle et pratique aux problèmes des classes laborieuses et à la conduite des managers et des leaders. En imaginant des choses qui n'existent pas vraiment, le roman, ainsi qu'il le dit lui même n'est pas "futile" : il aide ses lecteurs à reconnaître leur propre monde et à faire des choix plus réfléchis.

Page 102
Avec cette mention du jeu, nous en arrivons à un autre élément qui constitue la fantaisie, et que nous devons examiner pour compléter notre description de son rôle social. Lorsqu'un enfant apprend à exercer sa fantaisie, il apprend là quelque chose d'inutile. Voilà l'objection de l'école de Gradgrind : les livres d'histoires sont "futiles". Nous avons besoin de faits, "la seule chose nécessaire", mais à quoi peut bien servir un homme dans a lune? L'enfant qui se délecte des histoires et des comptines apprend que tout dans la vie humaine n'est pas utile. Il apprend une manière de se rapporter au monde qui ne s'attache pas exclusivement à l'idée d'utilité, mais est capable de chérir les choses pour elles mêmes. En cela l'enfant l'applique à ses relations avec les autres êtres humains. Ce n'est pas seulement la capacité à doter une forme de vie qui rend l'imagination métaphorique intéressante moralement, c'est la capacité à voir ce que l'on a construit en imagination comme n'ayant pas d'autre fin que soi même, comme bon et agréable en soi. Le jeu, l'amusement, ainsi, ne sont pas simplement des ajouts ou des suppléments à la vie humaine, mais ils exemplifient d'une manière cruciale la manière de concevoir certains éléments centraux de la vie. En ce sens, le plaisir que le lecteur prend au roman revêt une autre dimension morale. Il prépare toutes les activités morales de toutes sortes dans la vie.

Page 159 sur les émotions rationnelles
Toutes les émotions ne sont pas de bons guides. Pour être un bon guide, une émotion doit, tout d'abord, être nourrie par une conception juste de l'évènement. Les faits en cause, leur signification pour les acteurs, mais aussi tout ce qui pourrait échapper à la conscience des acteurs ou qu'ils percevraient de manière déformée.
Ensuite l'émotion doit être celle d'un spectateur et pas d'un participant. Cela signifie que nous devons non seulement évacuer réflexivement la situation pour voir si les participants l'ont correctement comprise et ont réagi raisonnablement, nous devons également omettre cette partie de l'émotion qui dérive de notre intérêt personnel pour notre propre bien être. La fiction du spectateur impartial vise avant tout à écarter cette portion de la colère, de la peur, etc. qui se concentre sur le moi. Si mon ami souffre d'injustice, je me mets en colère pour lui; mais d'après Smith, cette colère n'a pas l'intensité vindicative particulière des colères que je ressens à propos de torts qui me sont causés à moi même. De même, si mon ami pleure la perte d'un être cher, je partage son chagrin, mais non, apparemment, son excès aveugle et paralysant. Pour Smith, cette distinction nous aide à concevoir comment nous devrions nous comporter en citoyens : passionnés par le bien être des autres, mais sans nous insérer nous même dans le tableau que nous contemplons avec intérêt.
Il faut maintenant observer que tout au long de cette discussion, Smith utilise la lecture littéraire (et les spectacles théâtraux) pour illustrer l'attitude, et les émotions du spectateur impartial. Smith attache une importance considérable à la littérature comme source d'orientation morale. Son importance vient du fait que la lecture est, de fait, une construction artificielle du spectateur impartial, qui nous conduit de manière agréable à adopter l'attitude qui convient à un bon citoyen et à un juge.

Page 161
Il existe bien des lecteurs, avec des histoires personnelles différentes, et les lecteurs judicieux peuvent utiliser les informations personnelles dont ils disposent. (C'est pourquoi idéalement, le processus de lecture doit être complété par une conversation entre lecteurs) Mais cette information, qui s'applique sur des vies qui ne sont pas les nôtres, ne présentera pas les biais personnels des participants intéressés.

Page 162
C'est à dire qu'il nous faut exercer notre esprit critique, en dialogue avec d'autres lecteurs, à la fois lorsque nous choisissons les oeuvres et tout au long de notre lecture.
Wayne-Booth a justement décrit ce processus comme une "co-duction" car il s'agit par nature d'une forme non déductive et comparative de raisonnement pratique, mené en coopération avec d'autres.
Dans le processus de co-duction, nos intuitions sur une oeuvre littérature seront affinés par les critiques de la théorie morale et des conseils amicaux. Cela peut considérablement modifier l'expérience que nous sommes capables d'avoir en tant que lecteurs si, par exemple nous sommes convaincus que les invitations du roman à la colère, au dégoût, à l'amour, sont fondées sur une vision du monde que nous ne pouvons plus partager.
Ma conception ne suppose donc pas une confiance naïve et acritique dans les oeuvres littéraires. Les conclusions que nous sommes capables de tirer sur le fondement de notre expérience littéraire ont besoin de l'examen critique constant de la pensée morale et politique, et des jugements des autres.
J'ai cependant, affirmé avec Smith que les structures formelles implicites dans l'expérience de la lecture littéraire nous offrent une forme de guide qui est indispensable pour tout examen ultérieur, y compris à un examen critique à propos de l'oeuvre littéraire elle même.
Si nous ne commençons pas par la "fantaisie" et l'émerveillement devant les formes humaines qui sont sous nos yeux, avec la sympathie pour leurs souffrances et la joie devant leur bien être, si nous n'apprécions par l'importance de voir chaque personne comme un être séparé qui a une vie singulière à mener, alors notre critique des émotions pernicieuses aura peu de fondement. La lecture, comme je l'ai montré, nous offre ce fondement, et elle nous présente aussi l'attitude du spectateur impartial, essentielle pour la critique.

Page 166
Une sympathie articulée aux preuves, respectant les contraintes institutionnelles convenables, et excluant toute référence à sa propre situation, est non seulement acceptable mais bel et bien essentielle pour le jugement public. C'est précisément ce type d'émotion, l'émotion du spectateur impartial, que les oeuvres littéraires construisent pour leurs lecteurs. Ils apprennent ainsi, ce que c'est d'avoir des émotions non pas pour une "masse indifférenciée et sans visage", mais pour "des êtres humains singuliers". Cela signifie, à mon avis que les oeuvres littéraires sont ce que Smith y voyait : des constructions artificielles de certains éléments essentiels d'une norme de rationalité publique et des guides précieux pour trouver les réactions correctes.

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