dimanche 11 janvier 2015

Le Royaume

Emmanuel Carrère



Le sujet (éditeur)

Le Royaume raconte l'histoire des débuts de la chrétienté, vers la fin du Ier siècle après Jésus Christ. Il raconte comment deux hommes, essentiellement, Paul et Luc, ont transformé une petite secte juive refermée autour de son prédicateur crucifié sous l'empereur Tibère et qu elle affirmait être le messie, en une religion qui en trois siècles a miné l'Empire romain puis conquis le monde et concerne aujourd’hui encore le quart de l'humanité.
Cette histoire, portée par Emmanuel Carrère, devient une fresque où se recrée le monde méditerranéen d'alors, agité de soubresauts politiques et religieux intenses sous le couvercle trompeur de la pax romana. C'est une évocation tumultueuse, pleine de rebondissements et de péripéties, de personnages hauts en couleur.
Mais Le Royaume c'est aussi, habilement tissée dans la trame historique, une méditation sur ce que c'est que le christianisme, en quoi il nous interroge encore aujourd'hui, en quoi il nous concerne, croyants ou incroyants, comment l'invraisemblable renversement des valeurs qu'il propose (les premiers seront les derniers, etc.) a pu connaître ce succès puis cette postérité. Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que cette réflexion est constamment menée dans le respect et une certaine forme d'amitié pour les acteurs de cette étonnante histoire, acteurs passés, acteurs présents, et que cela lui donne une dimension profondément humaine.
Respect, amitié qu'Emmanuel Carrère dit aussi éprouver pour celui qu'il a été, lui, il y a quelque temps. Car, comme toujours dans chacun de ses livres, depuis L'Adversaire, l'engagement de l'auteur dans ce qu'il raconte est entier. Pendant trois ans, il y a 25 ans, Emmanuel Carrère a été un chrétien fervent, catholique pratiquant, on pourrait presque dire : avec excès. Il raconte aussi, en arrière-plan de la grande Histoire, son histoire à lui, les tourments qu'il traversait alors et comment la religion fut un temps un havre, ou une fuite. Et si, aujourd'hui, il n'est plus croyant, il garde la volonté d'interroger cette croyance, d'enquêter sur ce qu'il fut, ne s'épargnant pas, ne cachant rien de qui il est, avec cette brutale franchise, cette totale absence d autocensure qu'on lui connaît.
Il faut aussi évoquer la manière si particulière qu a Emmanuel Carrère d'écrire cette histoire. D'abord l'abondance et la qualité de la documentation qui en font un livre où on apprend des choses, beaucoup de choses. Ensuite, cette tonalité si particulière qui, s'appuyant sur la fluidité d'une écriture certaine, passe dans un même mouvement de la familiarité à la gravité, ne se prive d'aucun ressort ni d'aucun registre, pouvant ainsi mêler la réflexion sur le point de vue de Luc au souvenir d'une vidéo porno, l'évocation de la crise mystique qu'a connu l'auteur et les problèmes de gardes de ses enfants (avec, il faut dire, une baby-sitter américaine familière de Philip K. Dick...).
Le Royaume est un livre ample, drôle et grave, mouvementé et intérieur, érudit et trivial, total.

Mon avis

J'ai aimé... ppassionnément

Voilà un roman comme je les aime.

Quelle merveille!
On y apprend tant de chose, en tout cas en ce qui me concerne, complètement novice en terme d'histoire de la religion chrétienne.
Je me suis régalée, vraiment.

La première partie du livre raconte comment Carrère a, à un moment de sa vie, plongé dans la religion, jusqu'à l'excès je pense. Et même si finalement il raconte son histoire, cela reste amusant, et passionnant. 

Puis il commence son enquête, à la manière d'un vrai détective. Il cherche, lit, relit les textes, en latin pour éviter le biais de la traduction. Il fait le parallèle avec l'histoire.

Ce gros livre qui pour moi est plus un livre d'histoire qu'un roman, se lit goulûment, j'en redemande!
Je n'en dirais pas plus, car je me sens véritablement dans l'impossibilité d'en faire une critique à la hauteur de la qualité du livre.

Quelques extraits que j'ai noté :
Page 152
Les Juifs appelaient goyim qu'on traduit par "gentils" tous les non-juifs, et "prosélytes" les gentils qu'attiraient le judaïsme

Page 150
Résumons : nous avons affaire à [Luc] un médecin lettré de langue et de culture grecque, pas à un pêcheur juif. Ce grecque pourtant, devait être attiré par la religion des Juifs. Sans cela, il ne se serait pas trouvé en contact avec Paul.

Page 155
Le Dieu des Juifs, lui, demande aux Juifs de l'aimer, de penser à lui sans cesse, d'accomplir sa volonté, et cette volonté est exigeante. Il veut pour Israël le meilleur, qui se trouve être toujours le plus difficile. Il lui a donné une loi pleine d'interdits qui l'empêchent de frayer avec les autres peuples. [...]. Régulièrement Israël renâcle, voudrait se reposer, frayer avec les autres peuples, mener comme eux une vie tranquille. Son Dieu alors se met en colère et soit l'accable d'épreuves, soit lui envoie des hommes inspirés, malcommodes, pour lui rappeler sa vocation. Ces imprécateurs sont les prophètes. Ils s'appellent Osée, Amos, Ézéchiel, Isaïe et Jérémie.

Page 157
[Les Juifs] se savent supérieurs, élus par le vrai Dieu, champion du monde d'amour, pour lui. Ils s'exaltent du contraste entre l'obscurité de leur condition présente et l'incommensurable grandeur à laquelle ils sont appelés. Certains Grecs comme Luc, en sont impressionnés

Page 241
C'est un phénomène connu, souvent observé par les historiens des religions: les démentis de la réalité, au lieu de ruiner une croyance, tendent au contraire à la renforcer. Quand un gourou annonce la fin du monde pour une date précise, et proche, nous ricanons. Nous nous étonnons de son imprudence. Nous pensons qu'il sera bien forcé, à moins que par extraordinaire il ait raison, de reconnaître qu'il avait tort. Mais ce n'est pas ce qu'il se passe. Pendant des semaines ou des mois, les fidèles du gourou prient et font pénitence. Ils se préparent à événement. Dans le bunker où ils sont réfugiés, chacun retient son souffle. Enfin arrive la date fatidique. L'heure annoncée sonne. Les fidèles remontent à la surface. Ils s'attendent à découvrir une terre dévastée vitrifiée, et à être les seuls survivants, mais non: le soleil brille, les gens vaquent à leurs occupations, rien n'a changé. Les fidèles, normalement, devraient être guéris de leurs lubie et quitter la secte. Quelques un le font d'ailleurs [...]. Mais les autres se persuadent que si rien n'a changé, ce n'est qu'en apparence. En réalité un changement radical a eu lieu. S'il reste invisible, c'est pour mettre leur foi à l'épreuve et faire le tri. Ceux qui croient ce qu'ils voient ont perdu, ceux qui voient ce qu'ils croient ont gagné. [...] Ils sont les vrais croyants, les élus: le Royaume des cieux est à eux.

Page 332 épisode de la Pentecôte
[Les 12] prient, espèrent. Un vent violent traverse la maison, fait claquer les portes. Des flammes apparaissent qui jouent dans l'air, se séparent, viennent se poser sur la tête de chacun. A leur propre surprise, ils se mettent à parler dans des langues qu'ils ne connaissent pas. Quand ils sortent dans la rue, les étrangers à qui ils s'adressent les entendent chacun dans la sienne. Premier cas de glossolalie, qui deviendra comme on l'a vu un phénomène dans les églises de Paul.

Page 333
La plupart du temps, les Douze, en bons Juifs qu'ils sont, se tiennent dans le Temple et prient. [...] Ce qui étonne le plus, c'est qu'ils fassent tout cela alors que ce sont des gens sans instruction ni culture, une bande de paysans galiléens qui ne parlent même pas grec.
A la longue cela dit, il y a parmi leurs convertis de plus en plus d'Hellénistes, comme on appelle les Juifs socialement et culturellement plus relevés qui, pour certains, ont vécu à l'étranger et fréquentent, à Jérusalem, les synagogues où on lit les écritures en grec.
Les premières querelles au sein de la communauté primitive opposent Hebreux et Hellenistes. On est encore entre Juifs, il n'est pas encore question de gentils, mais le conflit, classique dans tous les partis qui commencent à réussir, s'esquisse déjà entre les fondateurs, qui ont la légitimité des origines, et ceux qui, arrivés plus tard mais plus instruits, plus dynamiques, plus au fait de la marche du monde ont tendance à vouloir prendre les choses en main, et selon les premiers, à se croire tout permis.

Page 334
Ainsi naît le corps des Sept, qu'on nomme aussi les diacres, et qui prennent en charge l'intendance - poste clé comme le savent les Révolutionnaires. Les Douze sont tous hébreux, les Sept tous Hellénistes.

Page 339
[Philippe a entendu parler Jésus.] Ce qu'il a disait l'a enthousiasmé. Il retournait chaque jour au Temple pour l'écouter.Il songeait à subir ce rite du baptême par lequel on devenait vraiment un de ses disciples, mais il n'en a pas eu le temps. Tout s'est en quelques heures prescipité : arrestation, procès, condamnation, supplice. [...] Le jour de Pâques, qui est pour Israël celui de la sortie d'Egypte, [...] il le passe enfermé chez lui à ruminer sa peur et sa honte. [...] Le premier jour de la semaine - celui que les chrétiens appelleront le dimanche - Philippe et son ami Cléophas, décident de quitter Jérusalem [...] pour passer quelques jours dans leur village natal : Emmaüs.

Page 357 Argument disant que les Juifs ont tué Jésus
Les grands prêtres saducéens qui, apprenant cette nouvelle provocation, décident que son auteur mérite la mort. Le crime qu'ils lui imputent étant le blasphème, Jésus devrait être lapidé.
Seulement le Sanhédrin n'a pas le pouvoir de prononcer la peine de mort. Il saisit donc de l'affaire l'autorité romaine, en prenant soin de le présenter, non comme religieuse - le gouverneur Pilate, comme Galion à Corinthe, les enverrait promener - mais comme politique. Sans le revendiquer explicitement, Jésus n'a pas nié non plus qu'il se considérait comme le Messie. Il s'est, au minimum, laissé appeler ainsi. Messie, cela veut dire roi des Juifs, cela veut dire rebelle. Pour ce crime, la peine de mort est acquise, et Pilate traînera les pieds mais il n'aura pas le choix. Il se doute bien que Jésus n'est, au pire, qu'un ennemi de la Loi mais on a assez bien ficelé le dossier pour le lui présenter comme un ennemi de Rome.
Les Evangiles sont des désaccords de détail sur ce qui a été dit devant le Sanhédrin, puis devant Pilate, mais dans l'ensemble leurs récits des procès devant les deux tribunaux, juif et roman, convergent. La plupart des historiens, chrétiens ou non, accréditent cette version qui est celle de l'Eglise et qu'illustre le film de Mel Gibson. Du côté juif, d'ailleurs, le Talmud l'accrédite aussi. Certains de ces rabbins dont il compile les opinions vont jusqu'à dire que la sentence de mort a été prononcée par le Sanhédrin, en passant sous silence le rôle de Pilate : bref, non seulement les Juifs ont condamné Jésus, mais ils s'en vantent.

Page 358 Argument contre-disant la première hypothèse. Théorie de Maccoby qui dit que les romains ont tué Jésus
"Les pharisiens [...] n'étaient pas du tout les mandarins hypocrites que les Evangiles décrivent comme les adversaires de Jésus et pour finir ses dénonciateurs, mais des hommes pieux et sages, réputés pour leur attention aux particuliarités humaines, pour leur souplesse dans l'adaptation de la Torah aux problèmes de chacun, pour leur tolérance à l'égard des opinions divergentes. [...] Plus pacifiques que Jésus [...] ils n'en considéraient pas moins son combat politique avec sympathie. [...] Jésus et les pharisiens, en réalité, s'entendaient bien, parce qu'ils aimaient et observaient la Loi, et leurs ennemis communs, après les Romains, étaient les collaborateurs sadducéens, prêtres arrogants et vendus, traîtres aussi bien à la nation qu'à la religion juives.

Page 476
[Pour les Juifs] Etre heureux signifiait croître et prospérer, devenir assez riche pour être généreux, accueillir ses amis sous son figuier, vieillir auprès de sa femme et mourir chargé d'ans sans avoir perdu d'enfant. Cet idéal -que je partage- était sérieux, sans frivolité, mais absolument pas ennemi du monde réel, des désirs qui animent le coeur et le corps de l'homme. Il tenait compte de sa faiblesse. La Loi qui était là pour le guide n'exigeait rien de lui qui ne soit pas à sa mesure et ne tienne compte de ce qu'il était humain. Elle pouvait interdire de manger tel animal, commander de donner telle part de ses revenus aux pauvres, elle pouvait même enjoindre de ne pas faire à autrui ce qu'on n'aurai pas voulu qu'autrui vous fasse, jamais en revanche elle n'aurait dit : "Aimez vos ennemis." Les traiter avec mansuétude, d'accord. Leur faire grâce quand on serait en mesure de les nuire, à la rigueur. Mais les aimer, non, c'est une contradiction, et un bon père ne donne pas à son fils d'ordres contradictoires.
Jésus a rompu avec cela. [...] Aimez vos ennemis, réjouissez vous d'être malheureux, préférez être petit que grand, pauvre que riche, malade que bien portant. Et aussi, alors que la Torah dit cette chose élémentaire, si évidemment vraie, si vérifiable par chacun, qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul, lui disait: ne prenez pas de femme, ne désirez pas de femme, si vous en avez une gardez-la pour ne pas lui nuire mais ne pas en avoir serait mieux. N'ayez pas d'enfants non plus. Les-les venir à vous, inspirez-vous de leur innocence mais n'en ayez pas. [...] Et même vous, surtout vous, ne vous aimez pas. Il est humain de vouloir son propre bien : ne le veuillez pas. Tout ce qu'il est normal et naturel de désirer, méfiez-vous-en ; famille, richesse, respect des autres, estime de soi. Préférez le deuil, la détresse, la solitude, l'humiliation. Tout ce qui passe pour bon, tenez-le pour mauvais, et vice-versa.

Page 530
Soixante aux plus tard, le bon empereur Hadrien, celui de Marguerite Yourcenar, qui comme tous les "bons" empereurs étaient antisémite et antichrétien, a fait construire sur le site de Jérusalem une ville romaine moderne appelée Aelia Capitolina, avec un temple de Jupiter à la place du Temple. Cette provocation a causé parmi les Juifs qui vivaient encore dans les parages un dernier sursaut de révolte, noyé dans le sang. La circoncision a été interdite, l'apostasie encouragée. La région a cessé de s'appeler la Judée pour prendre le nom de Palestine, en référence aux plus anciens ennemis des Juifs, les Philistins - habitants de la bande de Gaza que les Juifs, à vrai dire, avaient commencé à déloger.

Page 531
Le Temple des Juifs n'existait plus. La ville des Juifs n'existait plus. Le pays des Juifs n'existait plus. Normalement, le peuple juif aurait dû cesser d'exister, comme tant de peuples qui avant et après lui ont disparu ou se sont fondus dans d'autres peuples. Ce n'est pas ce qui s'est passé. Il n'y a dans l'histoire des hommes aucun autre exemple d'un peuple qui a persévéré dans son existence de peuple, si longtemps, en étant privé de territoire et de pouvoir temporel. Cette modalité d'existence nouvelle, absolument inédite, a commencé à Yavné, près de Jaffa, où s'est établie après le sac de Jérusalem la petite réserve pharisienne voulue par le rabbi ben Zakkai. C'est là qu'a germé en secret, en silence, ce qui est devenu le judaïsme rabbinique. C'est là qu'est née la Mischnah. C'est là que les Juifs ont cessé d'habiter une patrie pour ne plus habiter que la Loi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire