samedi 23 août 2014

Mémoires d'une jeune fille rangée

Simone De Beauvoir

Le sujet

Premier tome d'une autobiographie de Simone de Beauvoir, "Mémoires d'une jeune fille rangée" décrit les vingt premières années de la vie de Simone.

Mon avis

J'ai aimé ... à la folie!

Quelle révélation ! 
Cela faisait très longtemps que j'avais envie de lire Simone de Beauvoir, mais c'est un tel monument de la culture française que j'avais peur de m'y frotter.
Mon club de lecture l'a choisi pour notre lecture commune de l'été, je me suis donc lancée.
Et comme je suis heureuse de l'avoir lu... Je me suis régalée, ce livre m'a fait l'effet d'un véritable bonbon, d'une douceur de l'été.
Nous partageons la vie de Simone depuis son plus jeune âge jusqu'à son agrégation de philosophie, ses peines de coeur, ses amitiés, sa vie de famille, son éducation, tout cela dans une écriture magnifique. Bref, un ravissement!

J'ai noté de nombreux passages que j'ai trouvé fabuleux, et je pense que pour donner envie de lire ce livre, ces quelques extraits seront bien plus efficaces que n'importe quelle critique que je pourrais écrire.

Extraits


Page 74 :
"Quand mes parents décidèrent de s'installer dans un 5e, rue de Rennes, je me rappelle mon désespoir : "Les gens qui se promènent dans la rue, je ne les verrai plus!". On me coupait du monde, on me condamnait à l'exil. A la campagne, peu m'importait d'être reléguée dans un ermitage : la nature me comblait ; à paris, j'avais faim de présence humaine; la vérité d'une ville ce sont ses habitants: à défaut de lien plus intimes, il fallait au moins que je les voie."
Alors là, je ne sais pas vous, mais ce petit passage m'a fait l'effet d'une bombe. C'est tout ce que j'ai toujours pensé, sans jamais vraiment l'exprimer. Et de le voir écrit, par quelqu'un d'autre, cela m'a fait l'effet d'une révélation.

Page 73 :
"A l'heure où les façades deviennent transparentes, je guettais les fenêtres éclairées. Il n'arrivait rien d'extraordinaire ; mais si un enfant s'asseyait devant une table et lisait, je m'émouvais de voir ma propre vie se changer sous mes yeux en spectacle. (...) Je ne me sentais pas exclue, j'avais l'impression qu'à travers la diversité de décors et des acteurs, une histoire unique se déroulait. Indéfiniment répétée d'immeuble en immeuble, de ville en ville, mon existence participait à la richesse de ses innombrables reflets; elle s'ouvrait sur l'univers entier."
Là encore, Simone décrit parfaitement ce que je ressens lors de mes ballades nocturnes dans Paris.

Page 76 :
"Mère parfaite d'une petite fille modèle, lui dispensant une éducation idéale dont elle tirait le maximum de profit, je récupérais mon existence quotidienne sous la figure de la nécessité. (...) Mais je refusais qu'un homme me frustrât de mes responsabilités : nos maries voyageaient. Dans la vie, je le savais, il en va autrement : une mère de famille est toujours flanquée d'un époux ; mille tâches fastidieuses l'accablent. Quand j'évoquai mon avenir, mes servitudes me parurent si pesantes que je renonçai à avoir des enfants à moi ; ce qui m'importait, c'était de former des esprits et des âmes : "je me ferai professeur" décidai-je.
Cependant l'enseignement, tel que le pratiquaient ces demoiselles ne donnait pas au maître une prise assez définitive sur l'élève ; il fallait que celui-ci m'appartint exclusivement : je planifierais ses journées dans les moindres détails, j'en éliminerais tout hasard ; combinant avec une ingénieuse exactitude occupation et distraction, j'exploiterais chaque instant sans rien en gaspiller."

Page 92 :
"Quand je dormais, le monde disparaissait : il avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ; je me sentais chargée d'une mission que j'accomplissais avec orgueil ; mais je ne supposais pas que mon corps imparfait dût y participer : au contraire, s'il intervenait, il risquait de tout gâcher. (...) Traduisant un texte anglais j'en découvrais total, unique, le sens universel alors que le th de ma bouche n'était qu'une modulation parmi des millions d'autres ; je dédaignais de m'en préoccuper. L'urgence de ma tâche m'interdisait de m'attarder à ces futilités : tant de choses m'exigeaient! Il fallait réveiller le passé, éclairer ses cinq continents, descendre au centre la Terre et tourner autour de la Lune. Quand on m'astreignait à des exercices oiseux, mon esprit criait famine et je me disais que je perdais un temps précieux. J'étais frustrée et j'étais coupable : je me hâtais d'en finir.
Toute consigne se brisait contre mon impatience."


Page 94 :
"J'éprouvais une des plus grandes joies de mon enfance le jour où ma mère m'annonça qu'elle m'offrait un abonnement personnel. Je me plantai devant le panneau réservé "ouvrages pour la jeunesse" et où s'alignaient des centaines de volumes : "tout cela est à moi?" me dis-je éperdue. La réalité dépassait les plus ambitieux de mes rêves : devant moi s'ouvrait le paradis, jusqu'alors inconnu, de l'abondance. Je rapportai à la maison un catalogue ; aidée par mes parents, je fis un choix parmi les ouvrages marqués J et je dressai des listes ; chaque semaine j'hésitai délicieusement entre de multiples convoitises."
Ami lecteur, qui n'a pas ce même sentiment lorsqu'à la médiathèque, face une offre incroyable de lectures délicieuses, on ne sait pas par quoi commencer?
Ce petit passage décrit parfaitement mes escapades à ma si chère médiathèque.


Les deux passages suivants m'ont beaucoup surpris. Mais nous sommes au début du livre, Simone est encore petite et ingurgite les idées de son entourage.
Je les trouve particulièrement intéressants car ils tranchent fondamentalement avec les idées de De Beauvoir adulte.

Page 171 :
" (Mon père) Il n'estimait pas que la qualité d'une femme se mesurât à son compte en banque ; il se moquait volontiers "des nouveaux riches". L'élite se définissait selon lui par l'intelligence, la culture, une orthographe correcte, une bonne éducation, des idées saines. Je le suivais facilement quand il objectait au suffrage universel la sottise et l'ignorance de la majorité des électeurs : seuls les gens "éclairés" auraient dû avoir le droit au chapitre. Je m'inclinais devant cette logique que complétait une vérité empirique : les "lumières" sont l'apanage de la bourgeoisie. Certains individus de couches inférieures réussissent des prouesses intellectuelles mais ils conservent quelque chose de "primaire" et ce sont généralement des esprits faux. En revanche, tout homme de bonne famille possède un "je ne sais quoi" qui le distingue du vulgaire. Je n'étais pas trop choquée que le mérite fût lié au hasard d'une naissance puisque c'était la volonté de Dieu qui décidait des chances de chacun.
En tout cas, le fait me paraissait patent : moralement donc absolument, la classe à laquelle j'appartenais l'emportait de loin sur le reste de la société."

Page 172 :
"Je trouvai terrible le sort des mineurs, enfouis tout le jour dans de sombres galeries, à la merci d'un coup de grisou. Mais on m'assura que les temps avaient changé. Les ouvriers travaillaient beaucoup moins et gagnaient beaucoup plus ; depuis la création des syndicats, les véritables opprimés c'étaient les patrons. Les ouvriers, beaucoup plus favorisés que nous, n'avaient pas à "représenter", aussi pouvaient-ils s'offrir du poulet tous les dimanches ; au marché leurs femmes achetaient les meilleurs morceaux et elles se payaient des bas de soie. la dureté de leurs métiers, l'inconfort de leurs logis, ils en avaient l'habitude ; ils n'en souffraient pas comme nous en aurions souffert. (...) si les ouvriers haïssaient la bourgeoisie, c'est qu'ils étaient conscients de sa supériorité. Le communisme, le socialisme ne s'expliquaient que par l'envie : "Et l'envie, disait mon père, est un vilain sentiment". "

Page 187 (mon passage préféré) :
"Si j'avais souhaité autrefois me faire institutrice c'est que je rêvais d'être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce voeu. Elle m'assurerait une immortalité qui compenserait l'éternité perdue : il n'y avait plus de Dieu pour m'aimer mais je brûlerais dans des millions de coeurs. En écrivant une oeuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais de mon existence. En même temps, je servirais l'humanité : quel plus beau cadeau que des livres? Je m'intéressais à la fois à moi, et aux autres : j'acceptais mon "incarnation" mais je ne voulais pas renoncer à l'universel : ce projet conciliait tout, il flattait toutes les aspirations qui s'étaient développées en moi au cours de ces quinze années."

Page 231 : 
"Avant la guerre, l'avenir lui (mon père) souriait ; il comptait faire une carrière prospère, des spéculations heureuses, et nous marier ma soeur et moi dans le beau monde. Pour y briller, il jugeait qu'une femme devait avoir non seulement de la beauté, de l'élégance, mais encore de la conversation, de la lecture, aussi se réjouit-il de mes premiers succès d'écolière ; physiquement je promettais ; si j'étais en outre intelligente et cultivée, je tiendrais avec éclat ma place dans la meilleure société. Mais s'il aimait les femmes d'esprit, mon père n'avait aucun goût pour les bas bleus. Quand il déclara "vous, mes petites, vous ne vous marierez pas, il faudra travailler", il y avait de l'amertume dans sa voix. Je crus que c'était nous qu'il plaignait ; mais non, dans notre laborieux avenir il lisait sa déchéance ; il récriminait contre l'injuste destin qui le condamnait  avoir pour filles des déclassées."

Page 238 :
" "Il faut que ma vie serve! Il faut que dans ma vie tout serve!" Une évidence me pétrifiait : des tâches infinies m'attendaient, j'étais tout entière exigée ; si je me permettais le moindre gaspillage, je trahissais ma mission et je lésais l'humanité. "Tout servira" me dis-je la gorge serrée, c'était mon serment solennel et je le prononçai avec autant d'émotion que s'il avait engagé irrévocablement mon avenir à la face du ciel et de la terre."

Page 245
"Je m'abimai dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu'y avait occupée la religion : elle l'envahit tout entière ; et la transfigura. Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours ; j'en copiai de longs extraits ; j'appris par coeur de nouveaux cantiques et de nouvelles litanies, des psaumes, des proverbes, des prophéties et je sanctifiai toutes les circonstances de ma vie en me récitant ces textes sacrés."

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